Earvin Ngapeth

12 MIN

Ce que je pense, en général, je le dis parce que je ne pourrais pas faire autrement. Je suis comme ça.

Les nouvelles qui font la une des journaux ne sont qu'une partie de la vérité, rien de plus, et pas toute la vérité. Il y a tellement de façons de raconter une histoire, et chaque version révèle plus l'auteur que l'histoire elle-même.

On peut commencer, par exemple, par le moment le plus élégant, le plus prestigieux, qui, comme une photo, peut montrer la grandeur d'un tout dans un tout petit espace.

Aux JO de Tokyo 2020, les équipes de France ont fait table rase de médailles, et les derniers jours avant la cérémonie de clôture ont été une marche triomphale. Basket-ball, handball, volley-ball : là où se portait le regard, on voyait mon drapeau. Alors je pourrais commencer par-là, au moment où je me suis retrouvé à marcher côte à côte avec Nicolas Batum, Rudy Gobert et Luka Karabatic, tous pour un et un pour tous, avec la lourde argenterie autour au cou. A ce moment-là, j'ai réalisé que quelque chose avait changé, j'ai réalisé que nous étions devenus les champions olympiques, et que personne ne pourrait jamais nous priver de ce que nous avons fait.

Que on pourrait aussi raconter la fête que l'on nous a organisée une fois rentrés chez nous, avec le défilé au pied de la tour Eiffel.

Une journée d'une telle magie, un cadeau si beau qu'on a l'impression de vivre dans un film. Comme si à Paris, à l'aube, était rentré le Roi Soleil.

Ça compte énormément. L'amour de la foule compte beaucoup.

Et si je voulais, je pourrais me limiter à ça, qui après tout est le plus important qui soit, pour ceux qui vivent du sport. Dans toute histoire qui se respecte, cependant, tout n'est pas rose, il doit aussi y avoir un peu de tragédie, sinon le spectateur s'ennuie immédiatement et change de chaîne. Alors, je vais vous raconter du balcon.

Nous sommes arrivés à Tokyo convaincus d'être forts et décidés à bien faire. Très bien.

Mais vouloir ne suffit pas.

Nous avons perdu le premier match de poule par 3 à 0 contre les États-Unis, en arrivant sur le terrain complètement vide, sans un battement de cœur, à plat comme jamais auparavant. Nous avons toujours formé une équipe étrange, et ce sont nos émotions qui alimentent la qualité du jeu, et non l'inverse. Si l'humeur est morose, notre jeu s'éteint, et nous devenons tristes.

Le problème n'était même pas le résultat, mais l'impuissance que nous avons éprouvée

de perdre un match en un peu plus d'une heure. Aux Jeux Olympiques!

Le jour où l'on rejoue arrive, et une idée déplaisante flotte dans l'air.

Ce n'est la faute de personne, bien-sûr, ou du moins la faute de personne en particulier.

Mais en ayant perdu le premier match, lorsqu'arrive le second on se sent déjà un pied dans la fosse.

Un pied que nous avons encore enfoncé plus profond après avoir été battu par l'Argentine, en nous enlisant un peu plus. Cette nuit-là, la tête pleine de mauvaises pensées et de mauvais souvenirs, nous nous sommes tous retrouvés sur le balcon, dans notre bâtiment à l'intérieur du Village.

Et nous avons parlé.

Nous avons parlé, des heures durant.

Dans la chaleur humide de Tokyo, nous avons parlé.

Jusqu'à ce que nous nous promettions d'aller loin.

Tu me le promets, et je te le promets.

L'histoire de notre médaille d'or a donc, pour ainsi dire, débuter au beau milieu de la nuit.

Pour être tout à fait honnête, il faudrait néanmoins retourner quelques années en arrière, pour comprendre pourquoi une telle promesse a eu une telle importance pour chacun de nous.

Earvin Ngapeth

© ModenaVolley

Aux Jeux de Rio, notre prestation avait été totalement désastreuse.

Comme Napoléon à Waterloo: au début, nous pensions que nous pourrions arranger les choses, mais nous avons été balayés sans coup férir.

Éliminés, aux gruopes de qualification.

Éliminés immédiatement.

Éliminés, même si nous étions certains de pouvoir rapporter une médaille à la France. Perdre fait mal, tous ceux qui pratiquent le sport savent de quoi je parle. Ce n'est pas seulement la déception de l'occasion perdue, le regret ou la tristesse.

C'est une vraie douleur, comme une brûlure qui vous démange, mais que vous ne pouvez pas gratter.

On dit que la défaite est la première brique pour construire une nouvelle victoire, et je ne prétendrais pas le contraire, mais l'équation ne fonctionne que si, lorsque vous perdez, vous avez la force de mémoriser cette douleur, de la graver dans votre esprit. Pour la faire ressortir quand vous êtes dos au mur.

Vouloir gagner, c'est seulement avoir clairement en tête le goût amer de la défaite. Suffisamment clairement pour ne plus vouloir l'éprouver.

Sérieusement. Chaque fois que je repense aux Jeux de Tokyo, j'ai quelque chose de différent à dire. C'est sûr, nous voulions rattraper la déception que nous avions vécue il y a cinq ans, mais sans notre nuit passée au balcon aujourd'hui, sans aucun doute, je ne pourrais pas raconter cette histoire. Cependant, il s'agissait de gagner concrètement les matchs, et c'est le jeu, avec toutes ses nuances, sa tactique, qui est toujours aux premières loges. La vérité est que nous n'aurions jamais remporté l'or olympique sans battre la Pologne en quarts de finale, et l'histoire de ce défi englobe toute l'histoire du sport, qui est un peu de psychologie et un peu d'anatomie, mélangés.

Nous avons littéralement survécu à un départ cauchemardesque, remettant le groupe sur pied grâce à des victoires qui ont beaucoup comptées. Nous sommes terminé quatrième, ce qui a suffi à nous faire sentir comme des miraculés, en nous obligeant toutefois à affronter la pire rencontre possible.

Avant le début du tournois, nous étions certains de pouvoir aller jusqu'au bout, surtout si nous parvenions à remporter notre pool. En revanche, être les derniers aux qualifications nous a apporté la Pologne, super favorite de la veille, et l'équipe de loin la plus forte. Puis la magie a opéré.

La pression est accroché au ballon: le premier service est toujours pour l'équipe favorite, et vous pouvez être sûr qu'elle essaiera de faire Ace. Mais si par hasard ce ballon vous parvenez à le contrer et à le renvoyer de l'autre côté, la pression suit le ballon en doublant son poids.

Chaque fois que le ballon passe le filet, il devient plus rigide et plus lourd, jusqu'à ce qu'il devienne de porcelaine et que quelqu'un le casse.

La légèreté était à nous, la peur de perdre à eux.

Nous avons vu le doute s'afficher sur leurs visages, et lorsque nous sommes arrivés au tie-break, la différence d'énergie entre les équipes sur le terrain était devenue évidente. Le banc de nos coequipiers sautait à chaque point, avec des sourires imprimés sur nos visages comme les enfants la veille de Noël, nous avons dominé le dernier set et commencé à comprendre ce que nous pouvions réaliser.

Earvin Ngapeth

© ModenaVolley

Vient ensuite le moment de la finale, et cela mérite de raconter une nouvelle histoire. Après avoir battu l'Argentine, vengé la défaite du pool, celle du balcon, nous n'avions plus que 48 heures pour préparer le match contre les Russes, dernier obstacle avant l'or.

Le plus dur, à ce moment-là, n'était pas la tactique, ni la fatigue, ni les blessures.

Le plus dur était de dormir.

Nous errions dans les chambres, gonflés d'adrénaline, absolument incapables de fermer

l'œil.

La première nuit, vous ne dormez pas à cause de la partie que vous venez de jouer et des émotions qu'elle vous a procurées. La deuxième nuit, vous ne dormez pas en raison du match que vous allez jouer, qui sera la meilleure chose que vous puissiez espérer vivre en portant le maillot de l'équipe nationale. On allait frapper à la porte de nos coéquipiers: «putain, on est en finale! ».

«Oui, mais essayons de dormir».

Sans sommeil, vous tenez grâce aux nerfs, aux pensées positives, aux messages des personnes lointaines, qui traversent l'océan et entrent dans un village blindé sans spectateurs, qui était de plus en plus silencieux chaque jour, au fur et à mesure que les Jeux se terminaient et que les gens rentraient chez eux.

Du terrain aux vestiaires, je ne me souviens pas grand-chose du tunnel, tout comme je ne me souviens de presque rien de ces derniers jours en général, écrasé entre un mélange d'images de fête et d'actions de jeu confuses. Ce que je sais, c'est que nous avons réussi à laisser tout ce qui n'était pas nécessaire derrière la porte des vestiaires, avant la finale, en entrant sur le terrain vidé de tout le superflu.

De ces 5 derniers sets, j'ai un souvenir clair de la douleur physique, des crampes, des muscles qui se durcissent et de la dernière once d'énergie, que j'ai trouvée au fond de mon corps lorsque le tie-break a commencé.

Cœur, drame, revanche, et jeu: les histoires dans l'histoire valent toutes associées à la même façon et assemblé avec art, elles deviennent la mosaïque d'un voyage inoubliable. Plus les jours passent pourtant, plus je me rends compte que les moments passés hors du terrain restent, ceux qui ne sont pas sous la lumière des projecteurs, qui parlent de nous pour ce que nous sommes, et non pour ce que nous avons fait.

Je pense à tous les coéquipiers qui me connaissent depuis l'enfance, je pense à ceux parmi eux qui ont partagé des dizaines d'années de sport avec moi, au cours desquelles les défaites ont été aussi nombreuses que les victoires et deux fois plus douloureuses.

Je pense à Rio et à la promesse.

Je pense à ma famille, qui après avoir vécu les Jeux à travers à l'écran, a enfin pu se réunir autour d'une table, toucher la médaille et faire la fête. Je pense que chaque histoire a un début et une fin, et que l'ordre dans lequel vous les présentez n'a pas d'importance. Et surtout je pense que, parfois, pour être compris, très peu de mots suffisent, comme aligner chaque mot qui commence un paragraphe de mon histoire.

Earvin Ngapeth / Contributor

Earvin Ngapeth